"Redonner leur place aux femmes dans l’histoire c’est donner aux femmes, aux filles actuelles la légitimité pour qu’elles occupent toute leur place dans le monde d’aujourd’hui et dans celui qui vient."
En rangeant ses papiers, Reine Prat tombe sur les notes qu'elle avait prises pour son intervention le 13 février 2020, lors de la soirée de lancement de notre jeu de 7 familles Résistantes, se rendant compte que ce texte est loin de l'intervention qu'elle a improvisée le soir même, elle rassemble les deux propos et me fait le petit mot qui suit. Si/si est évidement ravie de publier cette salutaire réflexion :
Chère Anne Monteil-Bauer,
M’occupant à quelques classements de fin d’année, je retrouve les notes préparatoires à l’intervention que vous m’aviez invitée à faire à l’occasion du lancement du Jeu des 7 familles de Résistantes que vous éditiez pour Si, Si/Les Femmes existent. À mon grand étonnement, le propos que j’ai tenu ce soir-là s’est fortement émancipé de ce que j’avais prévu de dire. J’ai pris un certain plaisir à réaliser un montage des deux « textes », que je vous propose ici pour publication sur votre site, si vous le jugez utile.
Avec mes vœux très amicaux pour vos projets de l’année 2021 qui feront que d’autres femmes remarquables soient enfin remarquées et honorées comme il se doit, bien cordialement,
Reine Prat
Avec Si, Si/Les femmes existent
au Palais du travail à Villeurbanne
à l’occasion du lancement du Jeu des 7 familles de Résistantes.
13 février 2020.
Intervention de Reine Prat
Vous m’obligez, comme je m’y suis obligée pour la rédaction de mes rapports, à considérer que l’humanité est organisée selon une binarité femmes/hommes. S’appuyer sur cette conception est la stratégie qu’il faut bien adopter pour rectifier des situations inacceptables. Il fallait en effet compter les unes et les autres pour se rendre compte que les hommes dirigeaient en 2006 entre 60 % et 100 % des établissements culturels en France. En 2019, sept ans après que le ministère de la Culture s’est engagé en faveur de l’égalité selon une priorité gouvernementale, la part des hommes aux postes de direction s’est réduite à… 70 % en moyenne. « Le constat est sévère » lit-on dans la feuille de route du ministère.
Ce constat ne doit pas cacher une autre réalité, ceci expliquant cela : si les femmes ne figurent pas dans l’histoire, qui nous est « vendue » comme celle des « grands hommes », c’est qu’elles en ont été effacées : Christine de Pisan, Marguerite de Navarre, Marie de France, Hildegarde von Bingen, Catherine de Médicis, bien d’autres, dès le Moyen Âge, si on ne veut pas remonter jusqu’aux Antiquités ou à la Préhistoire, elles ont écrit, elles ont peint, elles ont soigné, elles ont gouverné...
Si toutefois on aura retenu leur nom, on parlera davantage de leur vie que de leur œuvre. Ainsi de George Sand. On saura qu’elle a été amoureuse de Chopin ou de Musset mais qu’elle est une très grande romancière, qu’elle est une immense épistolière, qu’elle était reconnue comme telle à son époque et comme femme politique, que son ami Flaubert l’appelait « chère Maître », cela on ne nous le dit pas. L’histoire littéraire l’a réduite au statut d’ « auteur » mineur de quelques récits prétendument destinés aux enfants.
Effacées ou minorées. Pourquoi ? Pour qu’aujourd’hui encore, en l’absence de modèles, en l’absence d’autorisation, les femmes ne se croient pas légitimes pour accéder aux titres et fonctions réservées, pour exercer leur art et leur pouvoir.
Et pourquoi faut-il que les femmes n’aient pas accès ? Parce que le nombre de places à se partager, la quantité de parts du gâteau, ce nombre est limité. Et s’il y avait autant de femmes, compétentes et incompétentes, pour revendiquer ces postes, qu’il y a d’hommes, compétents et incompétents, pour les occuper, il n’y aurait pas assez de places.
Cependant, quelque chose ne va pas : on n’est pas dans « la vérité ». On est dans une conception du monde. Il y en a d’autres. Ce qui nous met la puce à l’oreille c’est de nous dire : et les autres ? qui ne sont ni ne se revendiquent ni femme ni homme ? ou les deux à la fois ?
Cette distinction, imposée comme différence, n’est pas pertinente. Dans la plupart des situations, des actions, des fonctionnements, cette différence n’a aucune réalité objective. Pour mieux comprendre : un pantalon, qu’il soit rouge ou vert, est toujours un pantalon, on en fait le même usage. Il en est de même pour les humains, qu’ils soient noirs ou blancs, gros ou maigres, ils occupent toujours, chacun.e de manière singulière, la même place parmi les êtres vivants. Quant au fait de posséder un clitoris et un vagin vs un pénis et des testicules, en dehors de l’usage que l’on en fait encore souvent pour la reproduction de l’espèce, on ne voit pas bien en quoi cela peut jouer sur toutes les autres activités humaines. On voit en revanche de plus en plus souvent que l’espèce humaine parvient à se reproduire de bien d’autres manières.
Or la plus petite moitié de l’humanité, celle pourvue d’un pénis et de testicules, est arrivée à se convaincre et à convaincre l’autre moitié que cette différence lui donnait « naturellement » une suprématie sur tout·es les autres.
Ils ont alors distribué un certain nombre de qualités et de compétences différenciées, qu’ils ont appelées féminines ou masculines, selon que vous possédez les uns ou les autres des attributs physiques sus-nommés. Silence sur qui ne possède ni les uns ni les autres ou les possède tous.
Ils ont imposé des systèmes différenciés d’éducation, d’alimentation, d’exercices physiques et intellectuels qui ont permis de transformer les unes en dominées, les autres en dominants.
Dans la réalité, le « masculin » n’est pas l’attribut de tous les porteurs de pénis, comme le « féminin » n’est pas celui de toutes les porteuses de clito. Dans la réalité, il y a même des inversions dans ces attributions.
Longtemps « tout le monde » a feint de croire que ces catégories organisées selon un mode binaire existaient bel et bien. Aujourd’hui il n’est plus vraiment besoin d’y croire puisque ça fonctionne bon an mal an avec deux catégories bien réelles : les dominants (qu’on gardera au masculin même si viennent s’y mêler de plus en plus d’individues de l’autre « sexe ») et les dominé.es.
Comment ça marche ? Comment ça tient ?
La tactique « diviser pour mieux régner » fonctionne assez bien : il s’agit d’admettre un nombre limité mais suffisant de femmes dans les rangs des dominants. L’autre façon est de distribuer des bonbons : la « féminité » assumée peut ne pas manquer de charmes, un certain nombre de jouissances tant matérielles que d’amour propre lui sont attachées, la « galanterie » y pourvoit, distribuant équitablement la « liberté d’importuner » et celle d’être importunée. Tout bien compté, ça fait une quantité importante d’individues qui ne voient pas d’intérêt pour elles à ce que les choses changent.
On s’aperçoit cependant assez vite que la catégorie des dominé·es est beaucoup plus composite qu’il n’y paraît quand on se contente de parler de « femmes » et d’ « hommes ». Les dominé·es, en se comptant multiples (femmes, noir·es, gros·ses, pauvres, populations errantes etc.), s’avisent aussi qu’on ne leur fera pas de cadeau, on ne leur en a jamais fait. On n’a jamais vu que les détenteurs d’un pouvoir s’en dessaisissent au profit de concurrent·es, a fortiori quand ceux ou celles-ci ne se revendiquent pas comme telles.
Échapper à la domination a toujours été le résultat d’un combat, individuel ou collectif. Dans nos démocraties, ce combat passe par la revendication que les lois, en accord avec la devise républicaine qui promet l’égalité, soient appliquées.
Que peut l’État pour qu’advienne l’égalité réelle ? Quelques règles simples, préconisées notamment au sein du ministère de la Culture et de la Communication, devraient permettre que des quotas soient strictement appliqués et leur usage généralisé jusqu’à ce que soit atteinte la parité, pour toutes les fonctions et dans tous les secteurs ; que l’égalité salariale soit assurée ainsi qu’une égale répartition des moyens de production ; que les pratiques de harcèlement et les violences verbales et physiques exercées à l’égard des non-égaux parce que non-semblables soient signalées, condamnées et, finalement, éradiquées ; que les hiérarchies symboliques soient abolies, entre le musicien et la danseuse, entre le trompettiste et la chanteuse etc., et que la répartition des rôles, comme des fonctions, ne soit plus le fait d’assignations de genre, de race, ou de toute autre distinction simpliste.
Les outils existent. Les empêchements ne sont pas structurels, ils sont politiques. Tous les espoirs sont donc permis. La pression citoyenne ne doit pas faiblir.
Et en effet aujourd’hui il se passe quelque chose. Des femmes prennent la parole, individuellement, Adèle Haenel, Vanessa Springora, Sarah Abitbol, mais si nombreuses que cela devient une parole collective, le mouvement #metoo. Et quand elles ne sont plus là pour prendre la parole, parce qu’elles sont mortes, sous les coups de leur conjoint, leur famille se mobilise et commence à ester en justice pour que soit établie la vérité. Peut-être sommes-nous aujourd’hui dans une brèche de l’histoire où quelque chose soudain est possible.
C’est dans ce contexte que j’ai découvert le travail d’Anne Monteil-Bauer qui contribue de manière remarquable à cette œuvre collective que nous appelons de nos vœux. Elle le fait selon un axe nécessaire et précieux qui est de faire émerger les femmes effacées de l’histoire ou du moins minorées. Elle révèle l’importance de leur œuvre, de leurs actes, dans l’histoire générale. Elle ne fait pas une histoire des femmes. Elle restitue la part manquante de l’histoire commune. Elle le fait en évitant bien des écueils, notamment celui qui consiste à désigner ces femmes qui ont fait l’histoire comme des femmes exceptionnelles. Les femmes qui constituent le répertoire de Si/Si ne sont pas « exceptionnelles », formule qui autorise à renvoyer les autres dans le néant. Elles sont remarquables. Les femmes remarquables sont nombreuses. Elles sont plus nombreuses que ce que compte le répertoire de Si/Si. Ce répertoire est évolutif, il est in-fini. C’est une œuvre collaborative. Nous sommes toutes et tous invité·es à y contribuer. Redonner leur place aux femmes dans l’histoire c’est donner aux femmes, aux filles actuelles la légitimité pour qu’elles occupent toute leur place dans le monde d’aujourd’hui et dans celui qui vient.
Il faut en conclusion remercier Anne Monteil-Bauer pour sa contribution à un projet de société dont chacune et chacun d’entre nous sommes co-responsables.
Ecoutez ci-dessous l'intervention de Reine Prat lors de la soirée de lancement au Palais du Travail à Villeurbanne de notre nouveau jeu de 7 familles Résistantes.